Robocauste
20XX. Depuis quelques années, économistes, technologistes, industriels, chercheurs et journalistes chantent
l'apocalypse du travail à l'unisson : la troisième révolution
industrielle détruira plus de la moitié des emplois en Europe et
en Amérique du nord, des industries entières seront « ubérisées » à la vitesse RPG, le marché du travail sera d'autant plus
polarisé entre des métiers très qualifiés et des jobs précaires, les classes moyennes ne seront plus que les ombres
d'elles-mêmes, pataugeant dans des cauchemars dystopiques et
plébiscitant des tribuns populistes ou extrémistes... sans compter
les Cassandre versés dans scénarios à la Terminator/Matrix :
des machines hyper-intelligentes se répliquent et s'améliorent
toutes seules comme des grandes, et confinent l'humanité à
l'errance, à la survie ou à l'esclavage. Pilule bleue ou pilule
rouge ?
En effet, l'inexorable
convergence des TIC, des intelligences artificielles et des robots
est un véritable massacre pour les cols bleus/blancs = les classes moyennes dans les pays industrialisés ou émergents.
Au-delà de cette
tragique réalité et en deçà des perspectives alarmantes ou
hyperboliques - à l'image des maux de l'Internet et des merveilles
de la « nouvelle économie » dans les années 1990-2000,
les futurs économiques seront nettement plus nuancés.
Moderato.
De nombreux emplois échapperont à l'automatisation pour des
raisons économiques, techniques, culturelles et/ou sociales.
Malgré
l'intelligence constamment améliorée des systèmes de navigation
aérienne/routière, l'immense majorité des voyageurs refuseront
d'embarquer dans un avion ou dans un bus piloté par une intelligence
artificielle ou par un « télé-opérateur ». La
présence des pilotes ou du conducteur à bord est un facteur réconfortant et sécurisant qui pèse de tout son poids dans
maintes industries du transport. Aussi mécanique soit-elle, la
réparation d'un vélo, d'une moto ou d'une voiture relève d'une
activité complexe et sera très difficile et donc très onéreuse à
automatiser. Les serveurs et les cuisiniers robotisés font déjà de
la restauration rapide mais resteront une horreur dans la
restauration classique. Les imprimeries en ligne (Vistaprint,
CustomInk, CafePress) et les CMS (Content Management Systems :
Wordpress, Wix, Jimdo) transforment la PAO (Publication Assistée par
Ordinateur) et le design Web en activités très conviviales et quasi
ludiques à la portée de tous. D'où la reconversion/extension
professionnelle des designers Web et des infographistes dans la
programmation-développement, l'édition, la publicité, la vidéo,
la conception d'interfaces (UI) ou d'expériences utilisateurs (UX),
la création de contenus multimédia, etc.
Hypothèses. Tôt ou tard, la « société automatisée » (merci
Bernard Stiegler !) suscitera une demande
d'autant plus forte et étendue de « société humanisée ou
réhumanisée ». Dans quelques décennies, la
disponibilité/visibilité d'opérateurs humains pourrait devenir un
atout technique/mercatique pour plusieurs commerces/industries et,
consécutivement, engendrer d'inédites créations d'emplois
primaires ou complémentaires. En outre, plus les machines
intelligentes (virtuelles ou matérielles) deviendront légion, plus
des myriades d'opérateurs humains seront nécessaires à leur
conception, à leur maintenance, à leur amélioration et au débogage
permanent de leurs systèmes toujours plus complexes... à l'instar
des incontournables cols bleus/blancs de l'ère industrielle.
Ainsi,
les cols bleus/blancs de « l'ère robomatique » seront
plus profondément orientés vers les métiers de l'informatique, de
l'automatisation, de la robotique et de l'intelligence artificielle
(programmation-développement, analyse des données,
interfaces/expérience utilisateur, contrôle/supervision en ligne,
gestion de flotte automatique, assistance/conseil, technomarketing,
etc) et donc très différents de leurs « ancêtres » de
l'ère industrielle.
N.B. : Le labeur quotidien des futurs cols bleus/blancs sera-t-il moins pénible ? Leurs compétences
multiples seront-elles « nivelées par le haut » par
rapport à celles de leurs prédécesseurs ?
Le col bleu/blanc de demain sera peut-être un salarié
ou un indépendant au croisement de l'informatique cloud, de la robotique/domotique et de
l'impression 3D, exerçant au sein d'une industrie ou d'un service de
proximité trop révolutionnaire pour nos projections actuelles. Son
centre de formation agréé et son corps de métier n'existent pas
encore, et ce, pour une simple et bonne raison : les
paradigmes industriels, les catégories socio-professionnelles et les
systèmes d'éducation et de formation sont des usines à gaz lentes,
lourdes, plus tournées vers le présent que l'avenir.
Par
ailleurs, la protection et le maintien de métiers existants sont de
loin plus intuitives, plus rentables et de facto plus sûres que la formation et la
préparation de métiers futurs aux formes et fonctions indistinctes.
Révolutions,
évolutions. Selon les professeurs américains d'économie et
d'histoire Joel Mokyr, Chris Vickers et Nicolas L. Ziebarth dans
« The
History of Technological Anxiety and the Future of Economic Growth:
Is This Time Different ? », les débats et les
analyses concernant les impacts de la technologie sur le marché du
travail focalisent trop souvent sur les emplois existants -
potentiellement victimes d'une disruption, d'une transformation ou
d'une disparition - et éludent grandement les emplois futurs ou
possibles.
« En
fin de compte, les craintes des Luddites selon lesquelles les
machines appauvriraient les travailleurs ne se réalisèrent pas. […]
La mécanisation du début du 19ème siècle ne pouvait remplacer
qu'un nombre limité d'activités humaines. Dans le même temps,
l'évolution technologique a augmenté la demande de nouveaux métiers
complémentaires aux biens d'équipement intégrés aux nouvelles
technologies. Cette demande accrue de main-d'œuvre incluait des
métiers évidents comme la mécanique pour maintenir les nouvelles
machines, mais s'étendait à des emplois tels que les superviseurs
pour surveiller les nouveaux systèmes industriels, et les comptables
pour gérer des entreprises opérant sur une échelle sans précédent.
Plus important encore, le progrès technologique a également pris la
forme d'innovations et créé de nouveaux secteurs entiers dans
l'économie. Cette évolution a été grandement oubliée dans les
discussions entre économistes de cette époque. »
Selon
l'excellent blog Robotenomics
– Tracking The Evolution of Robots, certaines
données réelles méritent notre attention car elles contredisent
amplement la bienpensance techno-pessimiste. Aux Etats-Unis, les
entreprises qui recourent massivement aux robots sont aussi celles
qui embauchent massivement des opérateurs humains et ont crée plus
de 1,25 millions d'emplois en 2009-2014. La preuve par Amazon, Tesla
Motors, Chrysler, Daimler, Philips, Audi, BMW, ABB, Hitachi,
Volkswagen, Bosch et compagnie. Qu'en est-il côtés Europe et Asie ?
Contre-choc
du futur. L'obsession très contemporaine du présent ou du court terme - étroitement
associée aux maux de l'Internet - ne doit pas éclipser
les capacités de résilience et d'évolution des économies.
Aujourd'hui, tout semble indiquer que les pays riches/émergents
soient à mi-chemin de l'ère industrielle et de « l'ère
robomatique ». Les systèmes d'éducation et de formation, les
entreprises, les industries, les institutions et les sociétés dans
leur ensemble devront et sauront très probablement s'adapter sur le
temps long, avec leurs lots de réussites et d'échecs qui font aussi
partie d'expérimentations instructives ou salvatrices.
En
réalité, le fantôme de Joseph Schumpeter n'a pas disparu : il
a simplement transformé sa destruction créatrice en application
mobile mais peine à conquérir de nouveaux utilisateurs...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire