Dans
les années 1870, l'invention de Graham Bell était un véritable
calvaire : les interférences avec lignes électriques parasitaient
considérablement les communications et les récurrentes fuites
d'acide endommageaient les batteries. Néanmoins, le procédé n'en
était pas moins révolutionnaire : discuter instantanément
avec une personne située à mille lieux était une fascinante
première.
Entre
1880 et 1900, le parc américain de téléphones gagna
considérablement en qualité et passa de quelques milliers à plus
d'un million d'unités. Les plus gros utilisateurs furent les
pharmacies, les commerces et les grandes entreprises qui mirent en
œuvre de solides collaborations à l'échelle nationale et
étendirent drastiquement leurs chalands et leurs circuits
d'approvisionnement.
À
la fin du 19ème siècle, le téléphone était présenté comme un
outil spécialement destiné « aux
savants et aux hommes d'affaires ».
Il n'était guère question d'utiliser ce canal pour des discussions
courantes et bon nombre de détenteurs de téléphones interdisaient
strictement à leurs épouses « d'échanger
leurs fadaises […] hautement
nuisibles pour les affaires », selon
Michele Martin,
professeur à l'université de Carleton (Canada).
Peine
perdue. En 1909, le dirigeant d'une entreprise téléphonique réalisa
un sondage auprès de ses clients et constata qu'un tiers des
communications duraient en moyenne 7 minutes et relevaient du
« commérage » (idle gossip).
Selon
le sociologue américain Claude Fischer,
le bavardage et le commérage devinrent une aubaine commerciale pour
les entreprises téléphoniques. Leurs bijoux de technologie ne
furent plus de simples outils commerciaux ou industriels mais « un
moyen de réduire l'isolement et de réunir les amis ».
Une société californienne eut la brillante idée de vendre son
téléphone comme « une bénédiction
pour la femme du fermier […] qui
soulage la monotonie de la vie […] Elle
ne sera plus seule grâce au service Bell. »
Dans
une Amérique rurale aux portes de la révolution industrielle, le
téléphone fut très prisé par les femmes car il prodiguait une vie
sociale plus étendue aux épouses confinées qui, de surcroît,
n'étaient plus nécessairement tenues de « garder les
apparences ».
Un
manuel de vente Bell datant des années 1930 stipulait que « les
amitiés ne s'épanouissent guère durablement avec les seules
lettres. […] Si vous ne pouvez pas rendre visite à
une personne, téléphonez régulièrement. Les appels téléphoniques
préserveront également votre intimité. »
Pas
à pas, d'étranges pratiques apparurent : des familles
attendaient impatiemment les appels de leurs proches vivant sur
l'autre côté du territoire, des correspondants se fixaient
mutuellement des rendez-vous téléphoniques; des pharmaciens, des
médecins, des commerçants et des industriels proposaient leurs
produits / services au téléphone... et leurs épouses devenaient
aussi leurs assistantes au bout du fil.
Consécutivement,
cette expansion rapide du téléphone suscita de multiples
angoisses : les réguliers bavardages à distance affectent-ils
la santé mentale ? Est-ce une forme de communication nettement
moindre que la lettre ou le face-à-face ? Le téléphone
incite-t-il à la paresse ? Menace-t-il la vie familiale en
introduisant brutalement de lointains étrangers à domicile ?
Est-ce la fin des visites amicales ? Est-ce la fin du
romantisme ? Les notions de temps et d'espace ont-elle encore un sens ? Les sonneries et les communications rompent-elles
la sérénité et l'attention, à l'image des automobiles et de leurs
nuisances sonores et visuelles ? Les utilisateurs du téléphone
sont-ils victimes d'une overdose d'informations ou d'une éventuelle dissociation de personnalité à la « Dr Jekyll et Mr Hyde » ? Peut-on
réellement faire confiance à un correspondant qui n'est
qu'une voix venue d'une autre dimension ?
« Bientôt, nous
se serons plus que des tas de gelée transparente pour les uns et
pour les autres. Le téléphone exige des réactions instantanées et
accélère la vie […] Il donne peu de place à la
réflexion [...] n'améliore pas l'humeur [...] et
engendre une fébrilité dans les préoccupations ordinaires de la
vie qui ne fait ni le bonheur ni le confort », dénonçait
un journal anglais en 1897.
Corollairement,
des hypothèses un peu trop souriantes furent légion : le téléphone
améliore le comportement social car il force à une attention
verbale plus marquée et à un effort de mémorisation plus soutenu,
amoindrissant de facto le risque d'incompréhension
ou de malentendu. L'édification d'un système international de
téléphone rapprocherait les peuples, les cultures et les langues et
mettrait fin aux guerres.
À
l'ère de l'Internet (mobile), les hyperboles pessimistes ou optimistes autour
des smartphones et des tablettes semblent quasiment calquées sur
celles entourant les premiers téléphones. Google, Apple, Facebook,
Whatsapp, Snapchat, Skype et compagnie seraient-ils, d'une certaine
façon, les lointains neveux de Graham Bell ?
Dans
les années 2010, les échanges texte & données supplantent
largement les conversations téléphoniques qui semblent carrément
vieille école à certaines générations – notamment les
fameux Millenials – alors taxées de tous les maux
par leurs aînés : perte d'attention, de réflexion ou
d'imagination, déficit de sociabilité, manque de convivialité...
Les
focus médiatiques et la presse scientifique dépeignent trop souvent
ces natifs du numérique comme des brutes épaisses ou raffinées,
techno-dépendantes, superficielles, agressives, égoïstes,
narcissiques, obnubilées par leur surmoi, victimes et complices de
leur apocalypse sociale. Les coupables : leurs écrans,
leurs smileys, leurs apps,
leurs tweets, leurs hashtags,
leurs selfies, leurs sextapes... et autres
obsessions pour Android / iPhone.
Est-ce
une réalité universelle sur le temps long ou une projection un peu
trop alarmiste (et potentiellement condescendante) d'observateurs
plus âgés envers leurs cadets ? Qu'en est-il d'une séculaire
propension des parents ou des grand-parents à estimer que leurs
descendants incarneraient quelque chute des valeurs ou une énième
fin des temps a fortiori au coeur d'une révolution
technologique, économique et sociétale ? Toute technologie de rupture n'est-elle pas forcément assortie de dérives et d'excès peu après son invention avant d'être lentement régulée, apprivoisée et assimilée par la société ? L'Internet mobile et le Web social seront-ils plus déshumanisants ou plus abrutissants que le téléphone de Graham Bell ou le courrier postal ?
L'évolution ni dystopique ni utopique du téléphone et de ses
usages n'incite-elle pas à la pondération ?
De
nombreux journalistes / chercheurs oublient que le chemin vers l'âge
adulte est inéluctablement parsemé d'essais, d'erreurs, d'échecs
et de réussites. En outre, les natifs du numérique ont la chance d'être la première
génération d'humains qui pensent, agissent et vivent avec l'Internet dans ses multiples dimensions... à l'instar de leurs grisonnants aînés qui imprègnent
le livre, la radio, la télévision et le téléphone de leur enfance
d'un lyrisme plus ou moins nostalgique.
Ces pionniers en ligne découvrent et élargissent le territoire numérique, tracent des cartes virtuelles, ouvrent de nouvelles pistes, sortent des sentiers battus, greffent les technologies avec le monde réel, forgent des modes supplémentaires de communication, d'information et de socialisation, et donc transforment la société, la culture et l'économie au fur et à mesure.
Ces pionniers en ligne découvrent et élargissent le territoire numérique, tracent des cartes virtuelles, ouvrent de nouvelles pistes, sortent des sentiers battus, greffent les technologies avec le monde réel, forgent des modes supplémentaires de communication, d'information et de socialisation, et donc transforment la société, la culture et l'économie au fur et à mesure.
Il
en fut exactement de même lors des essors du livre, de la radio, de
la télévision et du téléphone, technologies de rupture inventées de toutes pièces
par l'esprit et la main humaines et qui, génération après
génération, ont transformé nos perceptions (et donc nos actions)
de soi et du monde... au point de nous paraître incontournables ou
quasiment naturels aujourd'hui.
Et
si les aînés cessaient de focaliser sur les erreurs de leurs cadets
connectés, de s'alarmer à chaque échec et de n'évoquer que des
cas extrêmes ou marginaux ? Et s'ils encourageaient et
accompagnaient ces jeunes technoïdes dans cette aventure humaine haute en
pixels et en algorithmes ?
Vers
la fin du 21ème siècle, les natifs du numérique seront
grand-parents (sauf en cas d'ultime cataclysme naturel, de guerre
mondiale thermonucléaire ou d'invasion extraterrestre) et hurleront
à leur tour à l'aliénation de leurs descendants, à la chute des valeurs, à la fin des temps...
Bibliographie
:
- Michèle Martin : Hello, Central ?: Gender, Technology, and Culture in the Formation of Telephone Systems (Carleton University Press, 1991)
- Claude S.Fischer : America Calling: A Social History of the Telephone to 1940 (University of California Press, 1994)
- Caroline Marvin : When Old Technologies Were New: Thinking About Electric Communication in the Late Nineteenth Century (Oxford University Press, 1990)
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